Quand on parle du Maroc, on a tendance à penser à Marrakech, à Casablanca, ou alors au désert du Sahara… Et Safi ? Mis à part les marocain.e.s, on dirait que personne ne connaît cette ville industrielle… Travaillant là-bas comme professeur de français, j’y suis restée pendant huit mois. Bienvenue dans l’univers d’Asfi !
Qu’est ce que je fais là ? Quel monde à part. Safi est bien loin de l’image qu’on peut se faire du Maroc, ensoleillé et exotique. Au début, j’étais même un peu déçue, et je faisais face à cette réalité comme un coup de poing dans le ventre : la réalité était tellement loin de ce que j’avais imaginé !… Située sur la côte atlantique, à 250 km au sud de Casablanca, Safi est le principal port de pêche du pays, et exporte phosphate, textile et céramique. En fait, le vrai nom marocain de la ville est Asfi, qui signifie « estuaire » ou « inondation » en berbère. Tandis que le mot « Safi », le nom latinisé de la ville, signifie, en vérité, en arabe marocain, « ça suffit»…
Au premier abord, Safi porte bien son nom : il n’y a rien à y voir, et pas grand chose à y faire. Ma vie sociale gravite autour du travail et des collègues. Il n’y a pas vraiment de bars où je pourrais aller… D’ailleurs, apparemment, les seules femmes qui fréquentent les bars, à Safi, « ce sont des prostituées à la recherche de clients » me lance un ami marocain, en rigolant. Quant aux cafés, ils sont surtout des territoires masculins…
Pourtant, avec le temps, j’ai commencé à l’apprécier, ce « bled », malgré ses rues abîmées et souillées de détritus. Je suis dans un autre monde, un monde loin des images touristiques et de la beauté que l’imaginaire collectif se fait du monde arabe. C’est une autre réalité à laquelle je me confronte.
Il y a son grand port de pêche et d’industries qu’il est interdit de photographier, et parfois même interdit de visiter, son énorme bloc blanc industriel qui s’impose comme un symbole malgré sa laideur, les lumières des chalutiers qui brillent à l’horizon une fois la nuit tombée, la plage lointaine qui demande trois quart d’heures de marche, les vagues redoutables fracassant les falaises de Lalla Fatna.
Il y a son tajine gigantesque inutile, sa mystérieuse cathédrale portugaise à la porte d’entrée introuvable, son vieux château de mer inaccessible, ses vestiges architecturaux qui ne sont plus que des ruines auxquelles personne ne fait attention, et qui s’effritent peu à peu.
Il y a ses rues tumultueuses, les dédales de sa médina bleutée, ses fresques colorées représentant des visages de marocain.e.s et l’histoire de la ville, son ocre colline des potiers, une infinité de superbes poteries luisantes qui s’entassent et débordent comme des trésors multicolores.
Il y a tant d’animaux qui font les poubelles, les chats qui regardent les carcasses de viande du boucher, les chats éborgnés voleurs et mendiants dans les ordures, les goélands virevoltant sans cesse dans le ciel, les chiens errants qui se rassemblent en meute la nuit, comme des loups urbains.
Il y a les rues bondées, les carrioles d’ânes, les attelages de mules, les calèches de chevaux, les deux vieilles mules blanches errant dans le quartier, les sabots qui martèlent le macadam au même rythme que les klaxons des voitures et des mobylettes.
Il y a ces gens qui sourient et souhaitent la bienvenue aux étrangers qu’ils n’ont pas l’habitude de croiser, les regards, toujours les regards qui ne te lâchent jamais, les regards qui te rappellent que t’es une « gaouriya ** », les passants sympas, les passants agaçants, les passants inquiétants, les prédateurs, les fous dans la rue, les mendiants en guenille qui tendent la main, les vendeurs à la sauvette, les vendeurs roublards, les chauffeurs de taxis qui sourient, les gens qui attendent, les femmes chômeuses sur le bord des routes.
Il y a mon chaotique souk de quartier, mon vendeur de fruits attitré, mon épicier blasé, mes cinq vendeurs de pains qui me hèlent, le boulanger-pâtissier toujours de bonne humeur, le sourire d’une femme voilée qui soulève le couvercle des tajines appétissants, les jeunes marocains surfeurs et squatteurs.
Il y a les mains qui se poignent, qui versent le thé sucré, qui frappent sur les djembés, qui grattent les cordes des guitares, qui agitent les « qraqeb »**, les pieds qui dansent, qui entrent en transe, les paupières qui se ferment, les chants en arabe qui résonnent, qui font vibrer, qui font frissonner, les rires qui éclatent, l’ambiance chaleureuse et bienfaisante chez les ami.e.s, marocain.e.s et français.e.s.
Comme je l’ai entendu une fois de la bouche d’une locale : « Ici, on n’a rien. Mais on a tout : la paix. » C’est donc ça, la raison pour laquelle les gens restent et s’agglutinent dans cet endroit qui paraît, à première vue, gris et sale. C’est donc ça, la raison pour laquelle cet endroit me manque désormais. C’est donc ça, le trésor de Safi… La paix.
Mathilde Pichot
* Gaouri / gaouriya = étranger / étrangère, en arabe marocain (darija).
** Qraqeb = instruments de percussions maghrébins, un genre de castagnettes utilisé surtout dans la musique Gnaoua.
Bravo Mathilde pour votre bel article , poétique et objectif. Vos mots sont justes, et je retrouve bien, à travers votre texte, cette ville un peu à part et l’ambiance qui s’en dégage.
Cordialement
Lily