Quelle est la capitale de la Bolivie ? « La Paz ! » répondent beaucoup de personnes. Mais en fait Sucre est aussi capitale ! La Paz est en effet la capitale administrative, tandis que Sucre est la capitale constitutionnelle. Appelée d’abord Charcas, La Plata, Chuquisaca,* puis Sucre, la ville est ainsi surnommée « la Ciudad de los cuatro nombres » (la Ville aux quatre noms). En tout cas, Sucre, c’est un nom qui fait sourire les francophones ! On s’égare à imaginer facilement une cité blanche bâtie avec de carrés de sucre. Mais serait-elle construite aussi avec des blocs de sel ? Une ambivalence d’ambiance règne dans cette capitale oubliée, aux murs d’un blanc éclatant… Je suis restée travailler durant un an dans cette petite ville de 300 000 habitants, entourée de montagnes et de collines… Bienvenue dans la « Ciudad blanca » (Cité blanche)** !
Dans le centre, du blanc, que du blanc, encore du blanc. Les fiers bâtiments anciens, au style colonial espagnol, doivent être peints exclusivement en blanc. De toute manière, la ville interdit les propriétaires de peindre d’une autre couleur. Seul le doré est autorisé sur quelques élégants ornements aux formes végétales. Même la pose d’affiches sur les murs du centre est passible d’amendes. C’est le prix à payer pour faire partie du patrimoine de l’Unesco. Bien sûr, les gens trichent, en affichant leurs évènements sur des portes et des palissades en bois. Des graffitis de déclarations d’amour brouillonnes, gribouillés à la hâte à la bombe noire, laissent dégouliner l’encre et la mièvrerie. Au-dessus, les balcons semblent toujours inhabités, sauf par les pigeons, qui, eux, repeignent les murs à leur façon, d’une autre sorte de blanc.
Dans les rues bondées, des bourgeois, des femmes et des hommes d’affaires, des étudiants, des lycéens et collégiens en uniforme, partent travailler. Je fais de même, j’accélère le pas et je slalome : les gens avancent lentement, ils ne se hâtent pas. Le retard est habituel en Bolivie. Les trottoirs bien trop étroits semblent se rétrécir à chaque pas. De vieux messieurs aux aguayos*** déchirés avancent péniblement dans les rues, le dos courbé et usé, et s’assoient pour mendier. A leurs côtés, de vieilles femmes bossues aux cheveux grisâtres et à la peau ridée, tendent la main, avec un regard perdu, désespéré ou blasé, sous leurs chapeaux ronds. Sur certains trottoirs, des enfants de rue, vêtus de guenilles déchirées et poussiéreuses, dessinent des animaux à la craie, par terre. Ils espèrent qu’un touriste de passage les prendra en photo pour quelques bolivianos, ou qu’un passant achètera un de leurs bonbons bon marché.
Des voitures, des taxis, des bus, des motos… Les klaxons retentissent. Les pots d’échappements dégagent d’immenses fumées noires empoisonnant l’air de la ville. Les engins se bloquent dans le traffic chaotique, et reprennent en trompe dès que le feu est vert. Les conducteurs ne ralentissent pas et se moquent bien de t’écraser ou non. Sur les passages piétons, des gens surprenants, déguisés en zèbres personnifiés, essayent d’éviter les accidents. Ils font la circulation tout en dansant, en faisant des « coucous » de la main aux passants et en s’arrêtant parfois pour faire un câlin à un jeune enfant. Au coin de certaines ruelles, un dino-téléphone surgit : une étonnante cabine téléphonique en forme de tyrannosaure, dévoilant ses canines dans un sourire satanique en fixant, d’un regard aliéné, les passants amusés et surpris.
Les fanfares résonnent dans toute la ville. Le son s’amplifie, répétant machinalement toujours les mêmes mélodies. Chaque jour, pour une manifestation, une fête, une célébration, une prévention sur la drogue ou pour toute autre cause, des musiciens, en costumes endimanchés, défilent avec des tubas, des trompettes, des saxophones, des tambours… Les mélodies identiques recommencent à chaque occasion, se répètent, se bousculent, martèlent la tête des passants et des habitants. Pourtant, malgré l’agacement, impossible de ne pas fredonner et dodeliner de la tête. Devant le cortège de musiciens, des travailleurs ou des étudiants sérieux marchent en rang au rythme militaire des tambours, ou bien des danseuses et des danseurs aux costumes lumineux, qui tournoient sur le macadam et resplendissent de couleurs et de joie.
La grande place du 25 del Mayo est assignée comme le centre et le point de tous les rendez-vous. Les pigeons y picorent sur les dalles grisâtres, tandis que des perroquets verts caquettent dans la cime des palmiers centenaires. Le matin, des journalistes se hâtent pour rejoindre politiciens et organisateurs d’évènements. En journée, des cireurs de chaussures frottent les cuirs des riches souliers. En fin d’après-midi, les artistes argentins, baroudeurs hippies, installent leurs bijoux artisanaux sur des tissus rouges et gris. Le soir, les familles, les enfants rieurs et les amoureux envahissent joyeusement les bancs. Quatre lions impériaux s’imposent aux côtés de la statue du centre. Quatre lions comme les quatre noms de la ville. Dans un des bosquets du parc, un étrange buisson en forme de lion se cache. La nuit venue, il surprend toujours les étrangers, en les observant silencieusement de son effrayant regard rouge qui s’allume.
Dans les parcs, des chiens errants traînent toujours dans les environs. Des chiens errants jouent avec des chiens de propriétaires, qui, eux, rêvent secrètement de déchiqueter leur laisse. Des chiens errants salivent près des boucheries avec envie. Des chiens errants déchirent les poubelles, étalant leur contenu sur les vieux trottoirs qui se craquèlent, déjà bien envahis de leurs crottes séchées. Des chiens errants te suivent en remuant gentiment la queue, en te lançant des regards tendres et complices, comme s’ils t’avaient attendu toute leur vie pour t’élire comme maître. Des chiens errants te suivent en retroussant les babines, grognant, aboyant violemment, laissant leurs mâchoires claquer dans le vide, frôlant de justesse tes jambes.
L’odeur de la feuille de coca titille les narines. Des marchands de la précieuse plante sacrée patientent sans broncher, mais en mâchant, devant leurs immenses sacs plastiques d’un rouge éclatant qui détiennent les précieuses feuilles vertes kaki. Que ce soit au petit marché Central du centre ville, ou à l’immense marché Campesino en périphérie, les deux marchés sucréens me fascinent. « Hola chica ! » hèlent bruyamment les vendeuses de jus de fruits, du haut de leurs stands aux pyramides de fruits. « Hola mamita ! Hola papito ! Que va a llevar ? » lancent les vendeuses de fruits et de légumes, devant leurs cornes d’abondance, des amas de fruits exotiques et de légumes qui débordent. Du côté boucherie, le sang contraste avec les carrelages blancs, et les vendeuses s’expriment peu. Des museaux de vaches à la langue pendante restent oubliés sur des coins de carrelage froid. Des femmes, des cholitas****, toutes coiffées de deux longues tresses noires et habillées de jupes aux rayures colorés, attendent devant leurs morceaux de viande, leurs fruits, leurs patates, leurs légumes, leurs fromages, leurs oeufs, leurs plats chauds, leurs gâteaux, leurs épices, leurs plantes médicinales, leurs foetus de lamas, leurs vêtements, leurs sacs, leurs vaisselles en bois, leurs chocolats, leurs jouets, leurs fleurs… Tout se trouve au marché, l’endroit sacré des richesses et des rencontres.
Tout est blanc à Sucre. La vie salée de la pauvreté. La vie sucrée de la beauté.
Mathilde Pichot
Texte et photos
*Charcas (dénomination originelle jusqu’à 1538), La Plata (période de la vice-royauté du Pérou, entre 1538 et 1776), Chuquisaca (période de la vice-royauté du Río de la Plata entre 1776 et 1825) puis Sucre à partir de 1825 (période républicaine).
**De part son architecture blanche, Sucre est surnommée « Ciudad Blanca », qui signifie « Cité Blanche ».
*** Tissu traditionnel bolivien, très coloré.
**** Femme bolivienne ayant une forte identification à la culture indigène.
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